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La volonté

La volonté, comme la chose en soi, est la matière commune de tous les êtres, l'élément courant des choses ; nous la possédons par conséquent en commun avec tous les hommes et avec chacun, même avec les animaux, et à un degré plus bas encore. En elle, à ce point de vue, nous sommes donc égaux à chacun ; car toute chose prise dans son ensemble ou en détail, est emplie de volonté et en déborde. Par contre, ce qui élève un être au-dessus d'un être, un homme au-dessus d'un homme, c'est la connaissance. Aussi elle seule, autant que possible, devrait-elle apparaître dans nos manifestations. Car la volonté, propriété absolument commune à tous, est aussi " le commun ".
Toute affirmation, violente de sa part est en conséquence " commune ". Elle nous rabaisse jusqu'à n'être qu'un exemplaire de l'espèce, car nous ne montrons ensuite que le caractère de celle-ci.
Il convient donc d'appliquer le mot " commun " à la colère, à la joie démesurée, à la haine, à la crainte, bref, à tout affect, c'est-à-dire à tout mouvement de la volonté qui devient assez fort pour faire prédominer incontestablement la connaissance dans la conscience, et faire apparaître l'homme plus comme un être voulant que comme un être connaissant. Livré à un tel affect, le plus grand génie devient semblable au fils le plus vulgaire de la terre. Celui, au contraire, qui veut être " non commun ", c'est-à-dire grand, ne doit jamais laisser les mouvements de la volonté s'emparer complètement de sa conscience, quelque sollicitation qu'il éprouve à ce sujet. Il lui faut, par exemple, pouvoir entendre les autres émettre leurs opinions détestables, sans qu'il sente les siennes atteintes par ce fait. Oui, il n'y a pas de marque plus assurée de grandeur que de laisser émettre, sans y attacher d'importance, des propos blessants ou offensants, qu'on impute tout bonnement, comme quantité d'autres erreurs, à la débile connaissance du discoureur, et que l'on se contente de percevoir, sans qu'ils vous touchent.

Conformément à ce qui vient d'être dit, on doit cacher sa volonté, comme ses parties génitales, quoique l'une et les autres soient la racine de notre être. On ne doit laisser voir que la connaissance, comme son visage, sous peine de devenir commun.
Arthur Schopenhauer