Le Chêne brûlé
Comment allez-vous ?
Très mal !
Quatre jours avant sa mort, qu'il savait proche, il était ulcéré. Non, parce qu'il allait quitter le plancher des vaches. Le lac Ter, où il titillait le brochet et le Plat des Esserts, où il guettait les premières morilles. Non, parce qu'il venait de rater son train vers le chef-lieu cantonal, où il allait probablement dicter ses dernières volontés. Non, parce qu'il n'avait pas connu la gloire littéraire, comme certains de ses confrères. Non, parce qu'il était resté un étranger, largement ignoré dans le village du Lieu, où il avait élu domicile dans les années nonante.
Non, Gaston Cherpillod fulminait contre les fonctionnaires, ou plutôt les écrivains ronds-de-cuir, dont l'exemple le plus représentatif était selon lui Jacques Chessex.
« Un vendu qui a mangé à tous les râteliers en distillant un parfum de scandale aseptisé. »
Pour Gaston Cherpillod, qui avait été éjecté de son poste d'instituteur en raison de son appartenance au parti communiste, les idées des écrivains bourgeois sont en adéquation avec l’establishment, qui les maintient sur leurs strapontins.
Dans le train régional bondé, filant le long de la vénérable Venoge, la virulence des propos de Gaston Cherpillod avait de quoi surprendre, compte tenu de son état délabré. Boursouflé par les corticoïdes, l'écrivain était méconnaissable pour ceux qui avaient connu son profil affûté.
Qu'on ne s'y méprenne pourtant pas, son combat, au milieu des pendulaires encore mal réveillés, était bien celui de toute sa vie et non celui d'un homme amer et dépité. Une lutte contre la bêtise crasse, entretenue par le pouvoir de l'argent et les convenances sociales. Pour Gaston Cherpillod, les courses à la consommation et à la réussite personnelle conduisent fatalement à une forme de déliquescence, personnifiée par le contenu des journaux gratuits jonchant les transports publics. Toutes choses exécrables aux yeux de cet empêcheur de tourner en rond.
Certains voyaient en Gaston Cherpillod un poète pastoral légèrement attardé, épris de la vase de son étang et contant fleurette à son amie de toujours. Les étendues monochromes jurassiennes permettaient au contraire à l'écrivain d'aiguiser son sens de l'observation. Maintenir son attention en éveil, afin de ne pas céder aux fanfaronnades de la société de divertissement ; voici tout le combat du Chêne Brûlé, titre de son premier livre autobiographique.
Sur le quai de Lausanne, l'écrivain avait encore l'énergie de s'insurger contre les appareils téléphoniques ingurgitant sans vergogne la monnaie des citoyens non alignés au progrès technologique.
Toujours bougonnant, le regard brillant de malice, Gaston Cherpillod s'engouffra dans un taxi conduit par un immigré goguenard.