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Comment peuvent-ils dormir la nuit

 « Alors, c'est vrai que je me suis raconté, depuis toujours, une vie, une autre vie, une vie qui me coupait de ma famille, une vie loin des hommes que je détestais.  Il est des moments où il m'est difficile de faire la différence entre ce qui a été la réalité et ce qu'a été mon univers intérieur.» Misha Defonseca

Certains individus ne reculent devant rien pour transformer leur délire en réalité.
Se prétendre rescapée des camps d'extermination nazis, en faire un livre, le promouvoir et acquérir une notoriété internationale ; c'est le tour de force accompli par Misha Defonseca dans « Survivre avec les loups ». Le récit autobiographique d’une petite fille traversant l’Europe en guerre à pied, sous la protection d'une meute de loups.

Comment peuvent-ils dormir la nuit ?

Les points de vue divergent sur cette question essentielle.  Peut-être pensez-vous, comme beaucoup d'observateurs que leurs nuits sont remplies de cauchemars, tant ils sont rongés par la culpabilité et le remord. Détrompez-vous, ils dorment du sommeil du juste. Avec la pleine conscience du devoir accompli.

Absence d’empathie

Les chercheurs semblent avoir mis en évidence le point commun des  criminels : une absence d’empathie. Cette constatation  est le point de départ de notre réflexion. Les premiers criminologues considéreraient le criminel comme une espèce de déficient mental, une brute sous l’emprise de ses pulsions destructrices. Le fameux cerveau reptilien ! Cette hypothèse se heurte malheureusement à la réalité de crimes agencés avec une ingéniosité et une organisation souvent admirables.

Nous savons que plus un criminel est sûr de son fait, moins il ressent d’inhibition à agir. Par ailleurs, lorsqu'il doute d'avoir agi à bon escient,  rien ne l’empêche, a posteriori, de se convaincre du bien fondé de son action.  On donne le nom d’« auto-justification » à ce mécanisme universel, qui vise à éliminer toutes les pensées discordantes et dérangeantes, qui pourraient  interférer dans notre perception de la réalité.

Agir en toute bonne cause

Nous pouvons considérer le délit de Misha Defonseca, constitué par sa tricherie, son appât du gain et finalement son escroquerie, comme le but principal de son action. Ou alors, comme une conséquence de sa prédisposition mentale, de son besoin de valider ses propres croyances.  En réalité, les deux tendances s'interpénètrent. 
Nous devons admettre que sans la conviction d’agir en toute bonne cause, une personne  serait  probablement dans l’incapacité de monter une telle supercherie. Une fois découverte, en proie aux  remords, elle n’aurait qu’un seul souci : faire amende honorable.  Or la réalité indique tout le contraire. Les criminels récidivent avec plaisir et lorsqu’ils sont confondus, ils crient  leur  innocence avec  véhémence.  
Le sentiment d’avoir subi un traitement injuste ainsi qu'un besoin de réparation particulièrement développé, semblent être les points communs  de tous ces individus.

Le sceau de l’imposture

La vie du délinquant, en dehors du crime où il révèle sa vraie nature, est marquée du sceau de l’imposture.  Il souffre de constater  que ses  croyances ne sont pas validées dans la réalité.  C’est la nécessité d'actualiser son mythe personnel, qui explique le passage à l'acte.   À la lumière du comportement de Misha Defonseca,  nous pouvons interpréter son délit comme la tentative désespérée de se faire justice, en imposant sa propre vision du monde.

Misha Defonseca n’est d'ailleurs pas la première personne à s’être construite un passé de victime de l’holocauste. Un bon suisse du nom de  Bruno Grosjean avait procédé de la même manière, avec tout autant de succès.

Malheureusement tous  les mystificateurs ne sont pas découverts. Quand ils le sont, leur dénonciation est parfois difficile, voir impossible ; surtout  si leur version des faits s'est imposée comme une vérité incontournable.

Accord sur les faits

La sociologue Nicole Lapierre  précise les ingrédients de la mystification (ce schéma est applicable à d’autres situations):
1) Le cadre référentiel de toutes les souffrances (la Shoah dans le cas présent).
2) Le péril à faire prévaloir l’identification aux victimes sur la compréhension des faits. Les élans de sympathie et les soutiens spontanés envers la prétendue victime, sans vérifier son récit, entretiennent la supercherie.
3) Les dangers d’une mise en spectacle de l’histoire, où la fiction emporte la conviction au détriment des faits. La conservation du mythe sert les besoins de justification du public et bien évidemment du criminel.

L'attrait pour de pareilles fariboles met aussi en évidence l'esprit mercantile de notre époque. La victimisation est devenue un créneau commercial, où le public épanche aussi bien son besoin d'humanité, que ses tendances au voyeurisme. Pour que la fiction prime sur la réalité, il suffit de se laisser séduire par ces affabulations. Le risque de créer un mythe, et à son stade final une injustice, est énorme. En l’occurrence, en dehors de la tromperie exercée sur le public, c'est la mémoire des vraies victimes de l'holocauste qui a été bafouée.

Avant toute chose, le mythe rend impossible l'accord sur les faits, qui constitue, comme le souligne encore Nicole Lapierre dans son article « S’inventer juif et survivant : de l’identification à la mystification », la condition préalable de toute interaction humaine digne de ce nom.