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Mythes et contes

Les plus anciennes idées sur le monde furent les plus fausses aussi que l’on puisse imaginer. La flèche est comme une peinture de la pesanteur et de l’air résistant. L’arc représente parfaitement l’archer, la flèche et le daim ensemble, comme la faux exprime le faucheur et l’herbe ensemble. Tout compte fait on ne trouve pas la plus petite erreur dans ce langage des outils et des armes.
Toutefois nous trouvons presque toujours lettre sur lettre. La figure de proue du navire et les signes magiques sur le bois de l’arc ne retracent aucune expérience réelle. Il n’est pas vrai que la navigation dépende d’une forme humaine sculptée à la proue ; il n’est pas vrai que la trajectoire de la flèche dépende de ce cercle gravé dans le bois.
Or, chose remarquable, les idées que les anciens peuples ont exprimées par le langage articulé sont toutes prises de ces signes qui n’expriment point la vérité de la nature. Il semble que toutes les idées positives de ces temps-là soient enfermées dans les outils, et que l’on n’ait point su les en tirer. Et, en revanche, toutes les idées sur les vents, les pluies, l’ombre, la lune, l’éclipse, sont des idées de fou.
Comment reconnaître ici le dompteur de chevaux, le dresseur du chien, l’inventeur du blé, du moulin, de la voile, de la roue ? Il est pourtant évident que cette nature des choses les tenait comme elle nous tient, les redressait comme elle nous redresse.
On serait donc conduit à supposer un état de l’homme primitif où le jugement serait prompt, prudent, précis comme l’action même, puisque la stricte expérience, qui ne flatte point, qui n’a point d’égards, qui ne hait point, qui n’a point souvenir, détermine les passages, les résistances, le dur et le mou, le possible, le difficile et l’impossible parmi les choses.
Pourquoi cela ne s’est-il pas inscrit dans les esprits comme dans les outils ? Rude école, où les esprits se seraient formés d’abord ; mais on n’en trouve point trace, et tous les peuples se ressemblent en cela ; ils se trompent avec enthousiasme, avec bonheur. Ils conservent comme des trésors des notions qui ne sont jamais vérifiées, qui ne le
furent jamais, qui ne peuvent l’être.
De quoi est fait ce tissu de mythes et de contes qui leur cache si bien l’utile et pesant univers ? Comment ce qui ne se laisse point négliger a-t-il été d’abord négligé partout ? Comment des idées funestes, qui rendent inutilement craintifs ceux qui les ont, furent-elles formées les premières, et enseignées par le fer et par le feu ? Voilà un beau problème pour l’incrédule.

Alain (Émile Chartier)
Extrait de "Les idées et les âges"