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Le travail

Il y a quelque chose de pressant, d'ininterrompu, de suivi dans le travail, qu'on ne trouve point dans le jeu, ni dans les œuvres de loisir. Et cette sévère loi du travail nous fait sentir une double contrainte. La nécessité extérieure nous tient. Les choses nous usent, nous détruisent et même nous conservent sans nous demander permission et sans le moindre égard.

Soleil, pluie, vent, inondation, donnent perpétuellement assaut. Le blé pousse selon la saison, non selon nos désirs. Ainsi nous courons toujours, et nous ne cessons jamais d'obéir.
Tous les hommes vont à une tâche, prévue ou non, mais qui n'attend jamais. Nul ne peut dire, au commencement de la journée, ce qui sera le plus pressant avant le soir, moisson, éboulement, incendie ou cyclone. Mais autre chose encore nous presse, et gouverne tous nos mouvements, c'est que le jeu des échanges et de la coopération fait que tout travail dépend d'un travail, et que l'homme attend l'homme. Faute de cueillir mes fruits lorsqu'ils sont mûrs, je les perds. Faute de livrer au jour convenu cet habit que j'ai promis, je ne puis plus compter sur le pain, sur la viande, sur le charbon qu'on m'a promis. Telle est donc la double nécessité qui règle tout travail. L'homme est ainsi tenu de deux manières.
Au regard des choses, il est clair que l'intention ne compte pas, ni l'effort, mais seulement le résultat, et que le travail du lendemain dépend de celui de la veille. La sagesse des proverbes ne tarit point là-dessus, disant qu'il faut faire chaque chose en son temps, qu'heureux commencement est la moitié de l'œuvre, qu'on ne bâtit pas sur le sable, et qu'enfin l'on récolte ce que l'on a semé. Mais j'ai trouvé dans une pensée de Franklin la plus forte expression de cette nécessité toujours menaçante, et qui exige un continuel travail. « La faim, dit-il, regarde par la fenêtre du travailleur, mais elle n'ose pas entrer. » En ce sérieux de l'existence réelle, sur laquelle la nature extérieure pèse toujours inexorablement, se déterminent les carrières, les situations, enfin la valeur marchande de l'homme, toujours d'après les résultats passés, et au mépris des excuses et promesses.
Le milieu humain est inhumain en ce sens, parce qu'il ne fait que traduire la nécessité extérieure, et l'obéissance de gré ou de force qui est notre lot à tous. D'où ces imprécations contre le négligent, qui arrête soudain le cours entier des actions. Communément rumeur sourde, mouvement et bruit du travail même, qui fait que l'homme court où il a promis d'être. Le paresseux, à ce que je crois, n'est qu'un homme qui n'a point encore de poste, ou qui croit n'en pas avoir. Chose remarquable, c'est toujours parce qu'il sait ou croit qu'on ne compte point sur lui, qu'il ne se presse point. Supposez au contraire dans cet homme l'idée, vraie ou fausse, que nul ne saura le remplacer, vous le verrez aller.

C'est donc trop peu dire que de dire que l'homme aime son travail. La prise du travail est bien plus sûre. Comme ces courroies et engrenages, qui vous happent par la manche, ainsi la grande machine ne demande point permission. C'est un fait remarquable, et que je crois sans exception, que l'homme qui règle lui-même son travail est celui qui travaille le plus, pourvu qu'il coopère, et que d'autres lui poussent sans cesse des pièces à finir.
Aussi je crois que sous les noms de cupidité, d'avarice, ou d'ambition, on décrit souvent assez mal un sentiment vif d'un travail à continuer, d'une réputation à soutenir, enfin d'une certaine action que les autres ne feront pas aussi bien.
Alain (Émile Chartier)
Extrait de "Les idées et les âges"