Menu

Le couple

Il n'est pas mauvais de suivre d'abord cette idée que l'homme est naturellement fait pour conquérir les choses, les transformer, et se les approprier. Il y a de la destruction dans ce travail, de l'invention aussi, toujours violence et soumission mêlées, sans égards ni respect ; ce qui paraît au coup de pioche et au coup de fouet.

À quoi il prend des idées précises, et une rude sagesse. Rude et courte ; car, se prenant ici lui-même comme instrument, telle est la dure loi du travail, il oublie, si l'on peut dire, sa propre forme, ou sa loi intérieure. Nécessité, dit-on, n'a point de loi. C'est pourquoi principes et maximes se déforment et s'usent encore plus vite que les outils, dans ce travail de guerre, de conquête, et de police. Tous les métiers masculins, y compris la politique, sont au dehors, dans le lieu du changement et des surprises. L'esprit masculin ne cesse pas de composer. Par quoi il redescend bien vite à la technique muette. Ainsi se forme l'exécutif, soit dans l'État, soit dans la famille, toujours opérant et coopérant, toujours obéissant afin de réaliser. Ce genre de pensée se fatigue et se repose en même temps que le corps ; et l'habitude de penser en agissant et, en quelque sorte, dans les jours et passages que l'action découvre, fait que la pensée masculine s'ennuie d'elle-même dans l'oisiveté. Voyez le bûcheron tourner autour de l'arbre; voyez-le aussi jouer aux cartes.

Ces remarques mises au jour, et illustrées par des milliers d'exemples que chacun trouvera aisément, font déjà moins ridicule l'idée que la femme pense naturellement plus que l'homme. J'accorde que les femmes tombent aisément dans un bavardage vide ou faible ; d'abord parce qu'elles vivent d'égards et de politesses, qui sont des formes sans contenu ; aussi parce que le souci de l'inférieur, nourriture, propreté, repos, qui est leur lot, ramène souvent leurs pensées au niveau de l'animal. Mais il faut comprendre aussi qu'un certain genre de rêves ou de chimères accompagne naturellement le travail féminin, toujours recommençant et machinal. Je dis chimères en ce sens que ces pensées n'expriment point le monde en ses sévères exigences. Mais elles ne peuvent être étrangères à cette fonction féminine de conserver la forme humaine, de la protéger, comme aussi, ce qui en est la suite, de remettre toujours en forme cet intérieur de la maison, ce lieu des égards, de la sécurité, du sommeil. L'escalier, le lit, le fauteuil, la chaise, la table sont comme la forme humaine en creux. Les méditations errantes sont donc toujours ramenées à l'homme et à la forme de l'homme, au mépris des circonstances extérieures, où cette forme est toujours en péril. Au reste, il faut bien que l'enfant soit d'abord élevé selon le modèle humain, et non selon la nécessité extérieure. Cette pratique du gouvernement domestique, toujours réglé d'après des maximes, dispose au jugement moral, et à la contemplation de ce qui devrait être. Il ne faut pas oublier non plus que le pouvoir moral, toujours respectueux de la forme humaine, suppose un art de persuader et de deviner, d'où un genre de pénétration et de ruse qui ne ressemble nullement aux précautions et à la dextérité de l'artisan. Couper un arbre, scier une planche, creuser la roche, sont de l’homme ; risquer la forme humaine à cela, c'est maxime d'homme. C'est pourquoi la guerre est tellement étrangère à la femme que peut-être elle n'arrive jamais à en rien penser. Encore une fois disons que toutes les idées d'une femme sont réglées sur ce que la forme humaine exige ; et ce n'est pas peu dire. Les idées féminines seraient des idées dans le sens plein du mot. Et l'on comprend que Comte ait eu raison de dire qu'en ce genre de pensée, qui est éminemment pensée, c'est l'affection qui prédomine, au lieu qu'il est clair que, dans la lutte contre les nécessités extérieures, le sentiment ne peut qu'égarer.
L'humain donc étant la province féminine, et l'inhumain la masculine, je veux que l'on apprécie équitablement ce droit de commander et cette nécessité d'obéir qui étonnent et bientôt scandalisent la femme et même l'homme, dès qu'ils s'abandonnent à des conceptions abstraites et sans différences. Ce pouvoir masculin est temporel, comme on dit, et toujours appuyé sur les nécessités extérieures. C'est la nécessité qui commande et non point lui. On reconnaît ici le langage de tout pouvoir exécutif. Ce sont les choses qui parlent net et fort, et non pas lui. Ce qu'il rapporte à la maison, c'est l'inflexible arrêt de l'ordre extérieur, soit cosmique, soit politique. Ce que l'homme exprime impérativement, c'est la nécessité d'obéir, parce qu'il est le premier à l'éprouver. Ce pouvoir semble tyrannique, parce qu'en effet il ne fléchit jamais. Et dès que la femme s'affranchit de l'homme, dès qu'elle travaille et conquiert au dehors, elle retrouve aussitôt cette même puissance invincible dont l'homme était seulement l'ambassadeur.

La puissance féminine est moins connue, quoique tous l'éprouvent ; elle est moins redoutée, parce qu'elle est flexible d'abord, par la nécessité d'obéir commune à tous. Mais elle revient toujours aussi, et en un sens ne cède jamais, parce que, d'après ce qui a été dit ci-dessus, elle ne peut pas céder. La revendication au nom de l'humain reste toujours entière, et reconquiert le pouvoir masculin dès que la nécessité extérieure lâche un peu sa prise. Il faut obéir au pouvoir masculin, mais il faudrait écouter le conseil féminin. Tel est le thème de toutes les querelles de ménage ; et l'on voit que tous les deux ont toujours raison ; ce qui fait durer les querelles, tant qu'on l'éprouve seulement, mais ce qui les terminerait toutes, si l'on le comprenait bien.
Alain (Émile Chartier)
Extrait de "Les idées et les âges"