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La main

Le mouvement naturel de la main est de prendre et de garder, comme on voit aux toutes petites mains des nourrissons, qui s'accrochent au doigt comme la patte de l'oiseau sur le perchoir. Toutes les passions nous ferment les mains ; ainsi les poings sont tout prêts.

C'est pourquoi, en revanche, la main qui s'ouvre est toujours le signe d'une pensée contemplative ; d'où ce geste d'adoration, qui ouvre les mains en même temps qu'il les sépare et les élève ; c'est laisser tomber les biens de la terre ; c'est se fier au monde. Ce geste est théologique. Le geste pratique qui y correspond, et qui en est souvent la suite, nous fait joindre les mains, et même les serrer et entrelacer. C'est le retour à soi, c'est le mouvement de passion, mais avec la précaution aussi de ne rien prendre, et de ne nuire à personne. C'est comme une fureur enchaînée par soi. Les gestes intermédiaires, comme d'appliquer les mains l'une contre l'autre, sans les lier l'une par l'autre, indiquent toujours un genre de contemplation plus près de l'homme, et une prière pour tous.

Donner la main c'est se lier à l'autre ; c'est sentir à la fois notre propre contrainte et la sienne. Cela fait une sorte d'assurance contre l'attaque et la prise. Le voleur et le rusé ne savent pas bien donner la main. Leur jeu est de prendre sans être pris. Au rebours les civilisés se donnent la main en toute rencontre ; ils la donnent toute, et même cette manière de donner la main signifie que l'on ne pense nullement qu'on la donne. Mais ce vide du signe est lui-même le signe d'une profonde paix. Gobseck tendait un doigt ; confiance bornée, mais qui donnait pourtant ce qu'elle promettait. Il y a des paumes qui se retirent, et des mains qui s'enfuient comme des animaux. En ce langage nul n'a rien à apprendre ; nul n'y trouve d'autre difficulté que de spéculation, et cette difficulté est la même pour tous. Chacun sait qu'il y a bien plus d'une manière de refuser la main, comme de la donner. J'ai remarqué que ces effets restent en l'homme le plus simple et y font des pensées, au lieu que la politesse s'étudie à effacer les différences, en réglant ces gestes selon une commune grammaire. La poignée de main sauvage est donc comme un poème ; c'est un réveil des signes.

J’ai observé des variétés étonnantes dans le geste de payer. On y saisit ou la vanité, ou l'insouciance, ou l'avarice, ou le secret. Il y a des mains qui sont comme des bourses ; on ne sait point ce qu'elles donnent. D'autres prennent l'univers à témoin. Les unes donnent en une fois, pour n'y plus revenir, et s'en vont tout ouvertes ; d'autres s'attardent et s'en vont fermées ; on ne sait si elles ont tout donné. Il est vrai aussi que l'usage du papier a changé tous ces gestes, et, sans doute, par une réaction naturelle, les sentiments de celui qui paie. Le poids de l'argent, et surtout de l'or, était comme un avertissement pour la main. On se plaisait à soulever l'or, à le tenir loin de soi comme au fléau d'une longue balance. Le papier est aimé autrement et interrogé autrement ; on étale, on essaie, on éprouve par l'épaisseur ce tissu fin et résistant. Sans doute y sent-on moins de puissance que dans l'or, et plus de témoignage. Le sentiment de la richesse s'étend alors au lieu de se concentrer. L'avare est moins disposé à garder, et plus à entreprendre. La main en forme de bourse n'a plus ici de sens ; sans doute cette forme est oubliée maintenant comme la bourse elle-même ; et la main ouverte donne passage à d'autres pensées.
Alain (Émile Chartier)
Extrait de "Les idées et les âges"